Rendez-nous nos cafés et bistrots !

© Anthony MICALLEF/HAYTHAM-REA

Une soirée dans le bar Le Carillon, à Paris. © Anthony MICALLEF/HAYTHAM-REA

Philosophie magazine - philomag.comJugés “non indispensables à la vie du pays”, les cafés, bistrots et bars sont fermés depuis près de deux mois. L’occasion de mesurer l’importance de ces espaces de vie, de rencontre et de discussion qui jouent un rôle économique, social et même civilisationnel majeur. Avec l’anthropologue Marc Augé, la sociologue Anne Steiner, l’écrivain Arno Camenisch, le patron de bistrots Xavier Denamur et la DJ Barbara Butch.

Samedi 14 mars, minuit. La sanction est tombée quelques heures plus tôt entre les mâchoires crispées du Premier ministre, Édouard Philippe : « Tous les lieux recevant du public non indispensables à la vie du pays » doivent fermer, soit, entre autres, les cafés, les bars, les clubs et les restaurants. « Non indispensables », vraiment ? À voir le désarroi des clients qui s’attardent, espérant un dernier demi, un dernier shot, un dernier brin de musique, une dernière embrassade, on en doute. Dans les rues de Paris, personne ou presque ne pleure la fermeture des enseignes de fast fashion. Mais les rideaux baissés plus tôt que d’ordinaire de quelques 200 000 établissements en France laissent des façades aveugles, des rues sinistres et des passants désoeuvrés. On a beau être samedi, quelques jours avant un printemps qui s’annonce ironiquement radieux, la fête s’arrête à minuit. Invisible mais bel et bien scotché au bar, le Covid-19 est de ces invités indésirables contre lesquels il faut ruser pour s’en débarrasser. Ne reste plus qu’à déserter les lieux pour l’empêcher de faire davantage de dégâts. Mi-mars, si la France ne compte encore que 4 500 cas et 91 morts, la courbe est en pleine ascension. La drôle de « guerre » commence, et il ne sera pas question de disputer de sa stratégie dans les cafés.

Lever le coude ou tousser dedans ?

« Tout de même, râle Xavier Denamur, ils auraient pu nous prévenir ! » Depuis plus de trente ans que ses cinq bistrots (Le Petit Fer à cheval, La Chaise au plafond, Les Philosophes, L’Étoile manquante, La Belle Hortense) font carton plein dans le quartier du Marais (centre de Paris) en restant ouverts 365 jours par an, de 9 heures à 2 heures, le voici obligé, le lendemain de  l’annonce d’Édouard Philippe, de distribuer tout son stock de denrées périssables prévu pour le service du week-end, tout en rassurant ses 70 salariés. Tout le quartier s’est pressé pour récupérer viandes et fromages AOP. Car Xavier Denamur ne plaisante pas avec la qualité des produits servis à ses tables. Les vitrines de ses troquets rétro chic affichent toutes le « fait maison » et la chasse au surgelé. Le patron choisit ses fournisseurs avec soin, souvent de petits producteurs qu’il rencontre en personne avant de leur commander poulets fermiers et petits chèvres frais.

« Je chipote, mais ils auraient pu parler de “commerces avec un risque sanitaire grave”. C’est vrai qu’au bar, on est au coude à coude, alors qu’on nous demande de tousser dedans : bonjour la contamination ! Mais nous sommes loin d’être non essentiels ! Le bistrot a une forte symbolique dans le paysage des grandes villes comme des villages. C’est un repaire et un repère : tout le monde peut y entrer, s’y sentir chez soi. Son emplacement, ses horaires d’ouverture et son atmosphère ne bougent pas. C’est d’autant plus important qu’aujourd’hui, surtout à Paris, les gens vivent de plus en plus seuls dans des appartements de plus en plus petits », remarque Xavier Denamur.

Cet ancien étudiant en philosophie et en géographie ne laisse donc rien au hasard, afin que « de l’assiette aux toilettes, tout donne à penser ». Au-dessus du lavabo où il était fortement conseillé, avant la fermeture, de soigneusement se laver les mains, s’affichent les quatre questions fondamentales de Kant : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? » Car l’esprit du bistrot, selon le patron restaurateur, c’est de « se retrouver, réfléchir et se réfléchir, comme dans un miroir, avec les autres, sans ségrégation sociale. On y refait le monde, c’est une sorte d’assemblée : “le parlement du peuple”, comme disait Balzac. On y fait société. Difficile d’y pratiquer la distanciation sociale, mais le respect social, oui ! D’ailleurs, je serais plutôt partisan d’attendre de bonnes conditions pour la réouverture. Si on doit mettre du Plexiglas partout, autant rester fermé », conclut-il.

Durant la bonne heure qu’a duré notre entretien téléphonique, il a salué une demi-douzaine de personnes tout en s’affairant dans les rues de son quartier. À présent, il tente, « avec toutes les règles sanitaires en vigueur », précise-t-il, d’apporter « l’âme du bistrot » directement chez ses clients. Reprenant le modèle de sa cave à vinlibrairie La Belle Hortense, la livraison comporte vin de cépage, livre et brin de causette. Denamur pense notamment à ce monsieur de 96 ans, à qui il apporte « un morceau d’extérieur », toujours bienvenu, même revêtu de plastique soigneusement désinfecté.

Un “lieu d’apprentissage des autres”

Ce n’est pas l’anthropologue Marc Augé qui contredira Xavier Denamur. Pour lui, le bistrot est une institution d’utilité publique, « un lieu d’apprentissage des autres ». Amateur de l’ambiance matinale des établissements de son quartier, Marc Augé confie d’ailleurs que l’une des premières choses qu’il fera, une fois la pandémie passée, sera de descendre prendre un café au comptoir de son établissement préféré. Pourquoi cet attachement ? Alors que la modernité produit de plus en plus de « non-lieux » comme les aéroports, les grandes gares, les parcs de loisirs, les grandes chaînes hôtelières ou les centres commerciaux, autant d’espaces où les individus se croisent, passent, sans vraiment interagir, les cafés, bars et restaurants sont au contraire des lieux qui peuvent « se définir comme identitaire[s], relationnel[s] et historique[s] », écrit-il dans son essai Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité (Seuil, 1992). Ils sont « des lieux entre les lieux », entre le foyer et le lieu de travail, un « prolongement de l’espace domestique dans l’espace public », explique Marc Augé. La terrasse ou le bar sont des espaces où la clientèle, fidèle ou de passage, entre dans une relation de reconnaissance mutuelle. Et pour cela, leur agencement compte.

Dans un autre de ses livres, Éloge du bistrot parisien (Payot, 2015), Marc Augé distingue le café – et « ses lettres de noblesse » au « parfum de distinction européenne » – du bistrot, plus populaire, qui se caractérise à la fois par une géographie et une temporalité particulière. « Ce qui fait le bistrot, le vrai bistrot, c’est sa disponibilité dans le temps, explique-t-il, il est ouvert du matin au soir, plus ou moins tôt, plus ou moins tard, mais sans interruption. » Son autre trait distinctif : le zinc. Il a quelque chose du quai où viennent s’amarrer, le temps d’un café ou d’un verre de vin, aussi bien les solitudes que les amitiés qui signalent par leur présence au bar que la bulle n’est pas entièrement close. « Le zinc, c’est le patron derrière, et des habitués qui viennent discuter autour. Ce sont souvent les plus réguliers qui s’y tiennent. S’ensuit une séparation entre le zinc et la salle, les deux clientèles ne communiquent pas nécessairement. Le zinc marque la transition entre l’extérieur et l’intérieur, il est un lieu à la fois de circulation et de rencontre. Il n’appartient à personne tout en faisant sa place à chacun », note l’anthroplogue.

De cette configuration spécifique naissent des relations que l’on aurait trop vite fait de balayer comme étant superficielles – nous avons tous passé un après-midi ou une soirée merveilleuse à refaire le monde avec un(e) inconnu(e) que nous n’avons plus jamais revu(e). Marc Augé préfère la notion de « relation de surface », ajoutant que « ce sont elles qui font tout le charme de la vie de bistrot » : elles sont « des relations de vis-à-vis qui permettent d’instaurer une véritable connivence entre les clients, mais aussi entre le personnel et les consommateurs. La surface concernée n’est pas d’abord celle des choses ou des propos, mais celle des visages ou plus largement des corps. » Dans Éloge du bistrot parisien, l’anthropologue précise : « Un moment qui compte, pour les humains, ce n’est pas nécessairement celui où de la conversation naît la certitude de découvrir une vérité ou d’avoir rencontré l’amour, mais, plus modestement, celui au terme duquel on se sent exister dans le regard de l’autre et réciproquement. Le rite, c’est ça : il se répète, mais, quand il est réussi, ce n’est jamais tout à fait pareil, quelque chose s’est passé. L’intensité des regards et des échanges en témoigne parfois à la terrasse ou en salle, comme si les bistrots, par leur situation originale et même paradoxale (aller prendre un verre, c’est “sortir” pour s’installer dans un autre intérieur ; conjuguer l’habitude et l’instant, la permanence et le provisoire, l’ailleurs et l’ici), étaient un lieu privilégié pour éprouver, vivre et ressourcer la relation. »

Faire société ou rester dans l’entre-soi ?

Le zinc est-il toutefois si égalitaire qu’il en a l’air ? Certes, il est un espace ouvert. A priori, tout le monde peut s’y accouder. Mais force est de constater que le comptoir reflète le plus souvent la sociologie des quartiers où ils est ancré. La sociologue Anne Steiner a enquêté pendant une vingtaine d’années, du début des années 1990 à la fin des années 2000, sur les cafés de Belleville, un quartier populaire du nord-est de Paris où de nombreux immigrés – majoritairement Maghrébins et Chinois – ont trouvé refuge depuis les années 1960 Le résultat en est un beau livre, co-écrit avec Sylvaine Conord : Belleville cafés (L’Echappée, 2010). Au fil de ses recherches, elle a pu l’observer : « Malgré le flux constant des clients, il y a de l’entre-soi. Dans les années 1990, c’était une réalité forte, avec le croisement de plusieurs vagues d’immigration, venues du Maghreb et d’Asie notamment. On se côtoyait mais sans forcément se mélanger, voire on se méfiait les uns des autres. Au Vieux Saumur, les patrons kabyles accueillaient à bras ouverts les clients asiatiques et remettaient sèchement à leur place ceux qui étaient impolis avec eux. De façon générale, ces derniers préféraient aller dans des cafés avec terrasses et baies vitrées, moins intimes, plus ouverts, laissant plus de possibilités d’anonymat. On ne peut pas non plus parler de mélange des classes. D’ailleurs, il n’y a pas de raison qu’elles se mélangent. Une forme de défiance n’est pas inutile. Quant aux générations, on les voyait défiler – et c’est toujours le cas – en fonction de l’heure de la journée, avec des préférences géographiques : les tables au fond de la salle pour les personnes âgées qui aiment jouer aux cartes ou aux dominos, la terrasse pour les plus jeunes. »

Pour cette clientèle qui pouvait ne pas toujours se sentir désirable dans d’autres quartiers moins cosmopolites, la reconnaissance acquise au café a une importance spéciale. Anne Steiner se souvient de ce « petit club » de vieilles dames, des Juives tunisiennes « toujours assises à la même table de La Vielleuse, à l’angle de la rue et du boulevard de Belleville. Véritables piliers des lieux, elles restaient là des heures à papoter, à commenter ce qui se passait dans la rue, sous l’oeil parfois un peu agacé du patron qui les laissait quand même commander un seul café pour tout l’après-midi. On moque souvent les commérages, mais cette fonction de mémoire vive du quartier est très importante. Des Tunisiens de passage venaient à La Vielleuse pour prendre des nouvelles d’un ami ou d’une connaissance éloignée. » Si les chaises de cette joyeuse bande de copines sont pour la plupart désormais vides, la possibilité d’un lieu où l’on se sente chez soi, accueilli, voire traité comme un invité de marque est toujours là. « Dès qu’on passe la porte, on revêt le costume d’un personnage social différent, surtout si l’on est un habitué, remarque Anne Steiner. Le summum : le serveur qui vous tend directement votre consommation, expresso serré sans sucre ou allongé avec deux sucres, sans même que vous ayez eu besoin de le demander. C’est le signe que vous êtes quelqu’un, que vous avez été reconnu. Et cela concerne aussi bien le chômeur que le commerçant prospère. Être un habitué, c’est avant tout une question de temps : c’est un privilège que l’on conquiert assez vite, en revenant  régulièrement. »

C’est pourquoi la fermeture actuelle de ces établissements génère « un manque cruel », diagnostique la sociologue : « Les cafés sont un pivot pour les gens qui vivent seuls, les jeunes mais aussi les personnes âgées. Leur fermeture creuse un vrai déficit sur le plan de la sociabilité. Mais ce manque ne concerne pas que les clients, ponctuels ou habitués. Quand on marche dans une ville, les cafés et leurs terrasses rythment le regard, ouvrent l’extérieur sur l’intérieur, et vice-versa. »

La fête autrement

Ça et là sur les réseaux sociaux, des initiatives naissent toutefois pour renouer avec l’esprit de lieux où l’on fait aussi parfois la fête, le soir venu. La DJ et militante Barbara Butch, figure des soirées de La Mutinerie et du Rosa Bonheur, deux bars chers à la communauté LGBTQ+ parisienne, ne s’est pas laissée abattre, bien que confinée seule dans son studio parisien : « J’ai décidé de sociabiliser autrement ! » Avec Axel Bonnichon, fondateur d’une agence de communication, elle a crée les soirées « L’appart chez moi ». Le principe ? Le samedi soir de 21 heures à 23 heures, la DJ mixe en direct sur Zoom, l’application de tchat vidéo devenue célèbre depuis le début du confinement. À regarder la mosaïque des participants, souvent plusieurs centaines, on ne sait pas très bien si on se trouve dans un club foutraque, un restaurant familial ou un café tranquille : « Ce sont aussi bien des parents avec leurs enfants que des trentenaires célibataires qui nous rejoignent. On les voit danser, jouer aux cartes ou dîner pendant que je mixe ! » s’enthousiasme Barbara Butch.

Derrière ce mélange, il y a la volonté revendiquée haut et fort de « rendre la fête la plus inclusive possible ». « Le fait que la soirée ait lieu chacun chez soi va avec un sentiment de sécurité plus grand : personne ne risque de vous agresser à la sortie en raison de votre orientation sexuelle supposée ou de votre apparence. Les personnes atteintes de handicap physique peuvent également nous rejoindre plus facilement puisque l’accès est direct. Chacun gère le volume sonore comme il le souhaite et organise sa propre ambiance, très fêtarde ou au contraire détendue. Il y a même une chat room où les gens peuvent s’échanger des petits mots, se proposer un after dans une autre salle Zoom ou se draguer. J’ai l’impression que ça décomplexe beaucoup de gens. Mais on veille bien à ce que le consentement de chacun soit respecté ! » décrit Barbara Butch.

Toutefois, même si l’expérience offre des opportunités nouvelles d’inclusivité, la militante remarque une hausse du cyber-harcèlement à son égard. « Le fait qu’il n’y ait plus de lieux comme les bars et les clubs où souffler et lâcher prise exacerbe les tensions, à mon avis. Au fond, l’odeur, le bruit, la chaleur, le mouvement manquent toujours », soupire-t-elle.

Une “idée de l’Europe” entre carte postale et selfie

Cette convivialité si spéciale créée par les cafés, et désormais les bars et bistrots à l’identité fluctuante en fonction des horaires de la journée, n’a rien de superficiel ou d’anecdotique. Invité en 2004 par le Nexus Institute à prononcer une conférence sur l’idée de l’Europe, le philosophe et linguiste George Steiner identifie sa naissance dans les cafés : « L’Europe se construit dans les cafés. Ils vont du café préféré de Pessoa à Lisbonne aux cafés d’Odessa hantés par les gangsters d’Isaac Babel. Ils s’étendent des cafés de Copenhague devant lesquels Kierkegaard passait pendant ses promenades méditatives, aux comptoirs de Palerme. Pas vraiment de cafés déterminants à Moscou, qui est déjà la banlieue de l’Asie. Très peu en Angleterre, après une mode passagère au XVIII siècle. Aucun en Amérique du Nord, excepté dans l’avant-poste gallican de La Nouvelle-Orléans. Etablissez la carte des cafés et vous obtenez l’un des marqueurs essentiels de “l’idée de l’Europe”. »

Les établissements qu’il décrit, non sans une certaine nostalgie, sont le plus souvent des lieux qui, pour avoir été fréquentés par tel ou tel poète, tel ou tel philosophe, sont désormais devenus des attractions touristiques prisées. « Le café est un lieu d’interpellations et de complots, propice au débat intellectuel comme aux ragots, dédié au flâneur et au poète ou au métaphysicien penché sur son carnet de note. Il est ouvert à tous, tout en ayant des allures de club, véritable franc-maçonnerie de reconnaissance politique ou littéraire et artistique, de présence programmatique. Une tasse de café, un verre de vin, un thé agrémenté de rhum sécurise un lieu où travailler, rêver, jouer aux échecs, ou tout simplement se tenir au chaud toute la journée. C’est le club de l’esprit et la poste restante du sans-abri. Dans le Milan de Stendhal, le Venise de Casanova, le Paris de Baudelaire, les cafés accueillaient ce qu’il y avait là d’opposition politique et de libéralisme clandestin », décrit George Steiner. Le paysage est familier, quoique revêtu d’une patine un brin jaunie.

À présent, il est bien rare qu’on parle politique au comptoir. Si un écran diffuse parfois les chaînes d’information en continu, c’est bien souvent avec le son coupé. La presse a beau s’y trouver en accès gratuit, le patron veille à ce que la conversation ne dérape pas – Xavier Denamur s’amuse d’ailleurs de ces hommes politiques qui viennent parfois traîner dans ses bistrots, croyant que les clients y font de la politique « alors que pas du tout ». A Brasileira à Lisbonne peut encore faire étalage de sa magnifique décoration Art nouveau. Mais difficile de s’y asseoir comme Fernando Pessoa pour rêvasser au-dessus d’uma bica, tant les touristes affluent pour se prendre en selfie avec la statue du plus célèbre des poètes portugais située à l’entrée. Idem aux Deux Magots ou au Café de Flore à Paris. Les esprits de Beauvoir et de Sartre, qui y a écrit une partie de L’Être et le Néant dans lequel il décrit un garçon de café coupable de mauvaise foi parce qu’il « joue à être garçon de café », doivent être bien songeurs face aux hordes d’influenceurs débarqués de leur Uber. Ces établissements sont désormais moins des institutions que des hashtags sous filtre Instagram.

Histoire(s) de prendre un dernier verre

Qu’est-ce qui fait l’âme et l’attrait d’un café ou d’un bar accueillant ? Peut-être moins les murs, la décoration tirant vers le bistrot authentique ou le spot branché, que les personnes, célèbres ou non, qui s’y bousculent, s’y engueulent, y fraternisent et s’y aiment. L’écrivain suisse Arno Camenisch [lien en allemand] l’a bien compris, qui campe son roman récemment traduit en français dans un petit bar de village, L’Helvezia, dont on ne connaîtra jamais l’allure. Ustrinkata (Quidam éditeur, 2020) met en scène la dernière soirée du bistrot tenu par « la Tante », avant sa fermeture définitive. Tout y est dialogue, cadencé par le rythme gargantuesque des consommations – le « café-goutte » de « la Silvia », le « piccolo » du Luis ou « le baril » de « l’Otto » – et les différentes marques de cigarettes allègrement grillées. Pour Arno Camenisch qui a grandi dans un village de 50 habitants dont le café tenu par sa tante était le centre névralgique, « le bistrot de village est le lieu où se maintiennent vives les histoires, qui, chez moi, se racontaient en plusieurs langues : l’allemand, l’italien et le romanche ». « Ce qui m’intéresse, explique-t-il, c’est la manière dont les gens parlent, se racontent des histoires et discutent. On existe par la façon dont on se raconte, notre propre histoire et celle des autres. Et le bistrot est le lieu idéal pour cela, puisqu’on s’y sent à l’aise, comme dans un salon
ou une petite société. »

À L’Helvezia, il y a comme une ambiance de fin du monde, ou du moins d’un monde. On y écluse le bar parce qu’on sait que c’est bel et bien « la der’ ». Samedi 14 mars, on n’a pas tout vidé, on espérait la suite, on imaginait déjà la fête que ce serait, à la réouverture. En attendant le prochain coup de limo, les bouteilles prennent patiemment la poussière derrière le zinc.

En attendant la réouverture

  • « L’appart chez moi », le samedi de 21h à 23hsur l’application Zoom. Les codes pour joindre la « réunion » sont envoyés sur les comptes Facebook et Instagram quelques heures avant.
  • « La Belle Hortense à la maison » : à emporter sur place (31, rue Vieille-du-Temple, 75003 Paris) ou en livraison, un panier de produits frais (pain, fromage, vin, légumes et lectures). Contact : 01 48 04 71 60 et
    labellelivraison@gmail.com
  • Marc Augé, Éloge du bistrot parisien (Payot, 2015).
  • Anne Steiner et Sylvaine Conord, Belleville cafés (L’Échappée, 2010).
  • Arno Camenisch, Ustrinkata (Quidam éditeur, 2020).

Par VICTORINE DE OLIVEIRA – © Philo Éditions.

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